[Grammaires Créoles] Alain Kihm (CNRS / U de Paris)

13
déc.
2021.
14h00
17h00
Les constructions possessives des créoles de base lexicale portugaise

Visioconférence & Pouchet Salle 124

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Les constructions possessives des créoles de base lexicale portugaise

Alain Kihm (CNRS — Université de Paris)

On entend par « construction possessive » (CP) toute construction morphosyntaxique qui exprime une certaine relation sémantique entre deux syntagmes nominaux (SN) dont l’un est la tête (H) de la construction, l’autre le dépendant (DEP) de ladite tête : p.ex. le chapeau de ma tante [[le chapeau]H [de ma tante]DEP], le tableau de Mondrian (que je contemple) [[le tableau]H [de Mondrian]DEP]. Ces exemples le démontrent s’il en était besoin : le terme est inadéquat. On le garde faute de mieux. Du reste, cette polysémie d’une construction formellement uniforme exprimant entre autres choses la possession paraît très générale.

Il existe deux grands types de CP : (a) à tête marquée (H DEP) ; (b) à dépendant marqué (H DEP) (cf. Nichols 1986). Les exemples français relèvent du type (b) ; de même leurs équivalents anglais my aunt’s hat ~ the hat of my aunt, Mondrian’s painting ~ the painting by Mondrian. Le marquage se fait par une adposition ou une marque casuelle. L’ordre linéaire est indifférent. Le type (a) connaît aussi deux sortes de marquage. Dans l’un, la tête est pourvue d’un morphe possessif accordé ou non au dépendant : cf. hongrois az ember ház-a [[def hommeDEP] [maison-3sg.possH]] ‘la maison de l’homme’ (Nichols 1986: 57), lakhota Fred tha-wówapi ki [[FredDEP] [poss-livre_defH]] ‘le livre de Fred’ (Van Valin & LaPolla 1997: 61). Dans l’autre, la tête prend une forme particulière, dite « état construit » en linguistique sémitique, qui marque qu’elle requiert un complément : cf. hébreu šalom ‘paix’ vs. šlom ha-medina [šlomECH ha-medinaDEP] ‘la paix du royaume’ (Glinert 1994: 86). On observe aussi des CP à double marque ou sans marque. Sur un échantillon de 230 langues, Nichols & Bickel (2013) relèvent 78 cas de H DEP, 98 cas de H DEP, 22 cas de H DEP et 32 cas de H DEP. Mais il se peut que la supériorité numérique du type H DEP soit illusoire, car (a) l’état construit n’est pas pris en compte ; (b) H DEP pourrait n’être qu’un cas particulier de H DEP, dès lors que la tête, quoique morphologiquement non marquée, se voit systématiquement marquée par sa position par rapport au dépendant dans une langue donnée.

Comme le français, le portugais appartient au type dépendant marqué par une adposition : cf. o chapeu da minha tia [[o chapeu]H [da minha tia]DEP] ‘le chapeau de ma tante’. On s’attendrait à ce que cette construction, apparemment simple tant pour la structure que pour le parsing, se soit conservée dans les créoles. Or, ce n’est entièrement vrai que d’une partie : le kriol de Guinée-Bissau-Casamance, le cap-verdien des îles au vent (São Vicente, Santo Antão, São Nicolau) et le créole indo-portugais de Diu. Le cap-verdien de Santiago et de Fogo, les créoles du Golfe de Guinée (lung’ie, fa d’Ambô, santome, angolar) et le papiamentu ont connu des changements partiels tel que le type hérité H DEP coexiste avec H DEP ou H DEP. L’indo-portugais de Korlai et du Sri Lanka et le papia kristang de Malacca montrent des CP qui ou bien relèvent toujours du type H DEP, mais en ont renouvelé le marquage (et la linéarisation), ou bien sont passés au type H DEP.

Cet exposé est consacré à trois cas : (a) l’apparition en cap-verdien de Santiago et Fogo d’une CP du type H DEP ; (b) un phénomène analogue en fa d’Ambô ; (c) une construction schématisable en {SN su SN} attestée en papiamentu, indo-portugais et papia kristang et telle que la marque su se rattache tantôt à la tête, tantôt au dépendant. Chacun de ces cas sera décrit et l’on examinera les facteurs responsables de leur émergence. On verra qu’ils combinent évolution interne pour la forme et contact externe pour la typologie — dont la présence du néerlandais dans l’écosystème linguistique pour (c).

On  conclura sur un appel à une recherche plus étendue sur un problème un peu négligé. La vulnérabilité de la CP du type H DEP à la créolisation, également observable dans les créoles français et anglais, pose en effet question.

L’exposé sera en français, le powerpoint en anglais.

Bibliographie

  • Nichols, Johanna. 1986. Head-marking and dependent-marking grammar, Language 62(1), 56-119.
  • Nichols, Johanna & Balthasar Bickel. 2013. Locus of Marking in Possessive Noun Phrases. In Matthew S. Dryer, & Martin Haspelmath (eds.), The World Atlas of Language Structures Online (http://wals.info/chapter/24).
  • Van Valin, Robert D. Jr. & Randy J. LaPolla. 1997. Syntax. Structure, meaning and function. Cambridge: Cambridge University Press.